Lise GAIGNARD

Résumé : A partir du récit de trois consultations dans le décours de sa pratique de psychanalyste, l'auteur discute les incidences de certaines situations de travail sur la sphère de l'intime, montrant comment la souffrance générée par le travail peut déstructurer la présence au monde et, notamment, le rapport des parents avec leurs enfants.

Résonnance symbolique entre les idéologies managériales et la sphère privée : questions pour une psychanalyste en ville

" L’homme, en toute situation, a affaire à un monde, sous la forme duquel il appréhende sa présence et a affaire à soi. " Henri Maldiney (La prise).Nous vivons à une époque où le " savoir-être " et l’équilibre psychologique sont des qualités requises pour prétendre à un poste de travail. Des tests psychotechniques, ou même projectifs, des entretiens avec des psychologues cliniciens sont des préalables quasi obligatoires pour une embauche. Il est banal de penser qu’il est préférable de mener une vie privée structurante pour " être à son travail ".Mais à l’inverse ? Dans quelles conditions le travail peut-il devenir déstructurant de la sphère intime ou familiale ? Cette interrogation s’est imposée lors de ma pratique de psychanalyste. Mon parcours professionnel, passant par la psychothérapie institutionnelle, puis par la psychodynamique du travail, m’a certainement donné une sensibilité particulière à la question du travail et de ses incidences sur la psyché. J’utilise pour poser la question de l’infiltration des idéologies managériales dans la sphère intime, le concept de pathoplastie, employé par Jean Oury. Jean Oury nomme pathoplastie, ce que l’aliénation sociale vient rajouter à la souffrance " structurelle ". Il arrive que des personnes viennent me consulter pour une souffrance dont l’origine actuelle se trouve dans le travail, bien que ces personnes soient tout à fait persuadées qu’il s’agisse d’une souffrance névrotique et tendent à l’exprimer sous cette forme. Sans sollicitation particulière, les problèmes liés au travail ne seraient pas évoqués dans le cadre du cabinet du psychanalyste, où l’on s’attend à devoir " parler de soi ", sous-entendu " pas de son travail ". On pourrait aller jusqu’à se demander si la demande de psychothérapie ne contribue pas, dans certains cas, à opacifier le rôle joué par le travail dans les difficultés actuelles évoquées par le sujet. Pour ma part, j’en suis venue à considérer qu’avant d’engager des cures, il est prudent de consacrer un temps d’élucidation de la situation de travail. Cela permet de renvoyer certaines souffrances aux résistances collectives, comme nous le verrons plus loin. Dans les trois situations présentées ici, il semble qu’une fois l’aliénation sociale démasquée et interprétée comme telle, ce qui reste ensuite de souffrance névrotique n’a pas eu besoin de l’aide du psychanalyste pour être élaboré.

Vérificatrice à tout prix.

Alexandre a deux ans et demi. Ses parents l’amènent chez un psychologue parce qu’ " il se réveille deux fois chaque nuits, à une heure et à quatre heures ". Sa maman le trouve bizarre : " il a le cerveau qui bouillonne ". Elle s’inquiète pour lui. Sa petite sœur d’un an et demi va bien. Les parents attribuent les " troubles " dont souffre Alexandre à leur déménagement récent. Ils mentionnent aussi une première grossesse, qui a dû être interrompue pour malformations multiples, la peine qu’ils en ont eue. Ils sont là, anxieux, tendus, abattus, ils ont peur de mal faire dans leur fonction de parents. Alexandre, lui, est disert, à l’aise, parle bien pour son âge. Vif, intelligent, il restera très présent et très calme pendant l’entretien, qui durera une heure. La première remarque que je me suis faite est que le comportement d’Alexandre ne correspondait pas à la description des parents. Attentif au déroulement de la conversation, il n’est pas anxieux, pas fatigué, pas adhésif. En outre, cette famille ne se présente pas comme celles qui arrivent habituellement pour consulter : les deux parents s’écoutent mutuellement quand ils parlent, entre eux la tendresse est perceptible. Je regarde plus attentivement la maman, qui, malgré tout, me paraît avoir très mauvaise mine. Je lui demande si ça va. Elle dit que oui, très bien, qu’elle est heureuse, qu’ils viennent d’acheter une maison, que c’est ce qu’ils voulaient. À part Alexandre, tout va très bien. Ce ne sera que par un long travail de questions réitérées, que je pourrai me faire une idée d’un paysage moins lisse que celui qui m’est proposé au départ.Je pose la question du travail. Cela va très bien aussi, elle est cadre à la Caisse d’Allocations Familiales, le métier lui plaît, c’est une bonne place. " On a du travail tous les deux, il ne faut pas se plaindre, mon mari est agent d’assurances ". Je lui fais remarquer que cela fait beaucoup de travail, sans doute, deux petits enfants, la CAF, une nouvelle maison ? " Ah ! non, dit-elle, je m’organise, et puis c’est facile, on m’a donné mon mercredi, je suis à 80%… " Je demande si en passant d’un temps plein à 80%, sa tâche a diminué. " Non, (elle rougit), mais je rattrape, c’est déjà bien de pouvoir rester à la maison en milieu de semaine… " Il se trouve que la semaine précédent le rendez-vous, la CAF nationale était en grève. Je l’avais lu dans les journaux, j’insiste sur le contenu de sa tâche. Elle dit que les gens ont trop pris l’habitude de se plaindre. " Il est vrai que nous avons beaucoup plus de travail qu’auparavant, mais le nouveau logiciel est beaucoup plus puissant, cela facilite le travail ". Elle explique qu’elle est, depuis peu, en plus de sa tâche principale, chargée de la formation du personnel à ce logiciel, que c’est difficile parce que les employés montrent, ce sont ses propres termes, des " résistances au changement ". Je lui demande s’il y a beaucoup d’erreurs. Elle dit que oui, énormément, qu’elle est particulièrement au courant parce qu’elle est vérificatrice. Je lui fais remarquer que son travail n’a pas l’air " facilité ", comme elle dit, par ce nouveau logiciel. Elle est gênée, elle a les larmes aux yeux : " c’est moi qui suis responsable de la formation, s’ils font des erreurs, c’est de ma faute… " Je lui fais remarquer que garder la même tâche avec 20% de temps en moins pour l’effectuer, avec en supplément la formation au nouveau logiciel, et pour finir un plus grand nombre d’erreurs à détecter, c’est beaucoup. Trop, peut-être ? Je lui demande si elle n’a pas des persévérations dans sa vie privée, si par hasard elle ne vérifie pas un peu tout et n’importe quoi, des choses absurdes par exemple ?Elle se met à pleurer et dit oui. " Je vérifie que les enfants sont vivants quand ils dorment , j’ai toujours peur qu’ils soient morts quand je ne les vois pas… ". Son mari, quasiment muet jusque-là, prend la parole : " Elle est très agitée en dormant, ses cauchemars la réveillent, et elle va voir les enfants, c’est sans doute elle qui les réveille, je lui ai dit, mais elle ne me croit pas ". Elle raconte que la nuit, elle ne rêve que de son travail, elle rêve qu’elle n’y arrive pas, qu’elle est débordée. Alexandre regarde sa mère pleurer. Le mari est désolé, il dit qu’il n’est jamais là, il part le matin à 7 heures, et revient le soir à 21 heures, quand il n’est pas dans un autre département… Je donne un nouveau rendez-vous quinze jours plus tard à toute la famille si Alexandre ne dort toujours pas, à sa maman seulement si Alexandre dort. Sa maman reviendra une fois. Elle dort, Alexandre aussi, elle a parlé avec ses collègues de travail. " Ce n’était pas possible de faire comme je faisais ". Nous n’en saurons pas plus, car je n’entre pas, dans le cadre de la consultation, dans l’exploration des moyens collectifs d’intervenir sur l’activité à la CAF. Ce n’est pas là le lieu de le faire.Alexandre a eu de la chance que la consultation ait lieu avant qu’il ne devienne réellement anxieux. " Le cerveau qui bouillonnait " était celui de sa maman, mis à mal par une surcharge de travail d’une part ; par une injonction paradoxale, d’autre part. En effet, la position d’être en même temps formatrice à l’utilisation du logiciel et vérificatrice des erreurs met cette femme dans une situation de double lien. Elle enseigne que le logiciel est parfaitement adapté et elle récolte à vérifier un très grand nombre d’erreurs… Comment peut-elle concilier ses deux informations sans les mettre en doute ? Elle met alors tout et n’importe quoi en doute, à commencer par ce qui lui est le plus précieux, en même temps que le plus accaparant : la vie de ses enfants. Par ailleurs, le surmenage est patent. Ni les 20% de temps professionnel en moins, ni le temps nécessaire à sa formation au nouveau logiciel, ni le temps de la formation qu’elle dispense au personnel, n’a réduit sa charge de tâches à vérifier. Dans notre culture de performance individuelle, de mise en compétition des agents entre eux, dire " je n’y arrive pas " n’est pas de mise. Elle se présente donc en disant qu’elle y arrive. D’ailleurs elle le croit. Quelqu’un qui " n’y arrive pas " sera vite mis au rancart, étiqueté fragile, il fera partie de la prochaine charrette, du prochain placard. Mais la nuit, le travail d’élaboration du rêve ne peut pas se faire, son sommeil laisse seulement surgir des angoisses de mort qui la font vérifier toute la maison, ses enfants, sa propre vie en somme… Plutôt que mettre en doute la performance du logiciel Cristal.Les symptômes de surmenage, une fois reconnus comme tels, ont cessé. Les tensions, la crainte de mal faire dans sa fonction maternelle, l’insomnie anxieuse se sont transformées en une réflexion sur son travail, qu’elle a rapidement socialisée auprès de ses collègues. Sa tâche ne s’en est pas trouvée immédiatement allégée, bien sûr, mais les doutes qui l’avaient envahie se sont recentrés sur leur objet initial : l’organisation de la mise en place de son nouveau logiciel. La symptomatologie d’un tel tableau, me semble-t-il, ne peut être dissociée des conditions sociales et idéologiques dans lesquelles il survient. Il semble que le mythe de la performance individuelle, il faut " tenir ", être le meilleur, en fasse partie : une remarque sur la pertinence des ordres pourrait passer pour un aveu de faiblesse personnelle. On a vu que la maman d’Alexandre préférait se tenir elle-même pour la cause des erreurs dues à l’utilisation de son logiciel, plutôt que d’en rechercher la source dans les multiples étapes de sa mise en place. Elle impute aussi la responsabilité des erreurs à ses agents, en s’inspirant d’un autre mythe managérial, celui des " résistances au changement ". La prudence, les questions posées par les anciens employés du fait de leur expérience, sont classées dans cette catégorie qui les connote péjorativement. Pour ne pas entrer, à son tour, dans la catégorie des " vieilles noiseuses ", la seule issue est alors la scotomisation de la perception qu’il y a de plus en plus d’erreurs, alors qu’il devrait y en avoir moinsIl est patent que la demande des parents d’Alexandre n’était pas de se questionner sur leur mode d’adaptation au travail, mais de " psychologiser " la situation. Quels dégâts supplémentaires auraient pu être causés par la prise pour argent comptant de leur difficulté à être parents ? Ne fallait-il pas mieux aider à faire bien " dormir " cette famille ? Jusqu’à ce que la maman puisse à nouveau rêver…

La maîtresse d’école était trop vieille.

Madame Leduc vient me voir parce que " mon médecin m’a dit que c’est psychologique. " Elle a cinquante ans, plutôt jolie mais un peu hagarde, en vrac. Elle raconte que depuis quelques mois, elle ne vit que des événements douloureux, elle a des obsessions, passe des nuits blanches, elle n’a envie de rien. Son médecin l’a mise sous PROZAC il y a deux mois. Cela n’y fait rien. Elle est très mal, surtout le matin, elle a de grandes difficultés à sortir de son lit où elle est paralysée d’angoisse. Après le déjeuner, cela va mieux. Cela a des répercussions sur son travail. Elle a été arrêtée cette année pour la première fois de sa vie, mises à part ses grossesses. Deux fois deux mois d’absence. Elle a repris son poste depuis un mois, mais ses journées sont interminables. De toute façon, il va falloir qu’elle pense à s’arrêter, elle est trop vieille, dépassée, elle ne sait plus travailler. Son mari sature, il lui demande d’aller mieux. Il trouve qu’elle n’a pas de vraies raisons d’aller mal, ne comprend pas, dit qu’elle s’inquiète pour des broutilles.. Elle dit alors que c’est vrai, qu’elle n’a en fait " pas de raisons personnelles d’aller si mal ".La prenant au mot, je lui pose la question de son travail. Elle dit qu’elle n’est pas venue là pour parler de cela, parce que justement… elle en a vraiment marre. Des polypes dans la gorge l’ont rendue totalement aphone, elle est encore en rééducation chez une phoniatre. Son travail est une chose à laquelle elle doit renoncer, elle est institutrice : quand on ne peut plus parler, on ne peut plus travailler. Elle a toujours été passionnée par son métier, elle me raconte les finesses pédagogiques mises en place dans son école depuis vingt ans, elle en est fière, son visage s’éclaire un peu. Mais maintenant elle n’y croit plus : " les enfants sont trop difficiles ". " La preuve, je n’arrive même pas à organiser le voyage scolaire cette année ". Non, elle préfère parler des vraies raisons de sa tristesse : les différentes épreuves affectives qu’elle a vécues dans sa vie privée, qu’elle énumère en pleurant. Ces raisons seraient sans doute plausibles, mais quand une question à propos du travail est éludée par un " Je ne suis pas venue là pour parler de ça " très péremptoire, assorti d’une baisse exagérée de l’estime de soi dans ce registre, je prends le parti d’interpréter cela comme une résistance. D’autant qu’elle vient de dire clairement, et sur le ton de la surprise qui montre que cela l’étonne elle-même, qu’elle n’a pas de raisons personnelles d’aller mal. Alors j’insiste doucement, mais à chaque séance (à raison de trois quart d’heure une fois par semaine pendant trois mois) je la ramène à la question du travail. Elle ne se laisse pas faire facilement, car elle a honte de dire comment elle fait pour ne pas y arriver, ce qu’elle attribue à son âge : " Les vieux, on est dépassés… "A un moment, comme je souris à cause des allusions aux " vieux " (nous avons environ le même âge), elle devient véhémente et m’explique comment elle s’y est mal prise pour l’organisation du voyage scolaire (auquel elle avait fait allusion à la première séance). " J’ai laissé le choix de la destination aux enfants, je n’aurais jamais dû… Ils voulaient aller à Eurodysney, heureusement, on n’avait pas assez d’argent dans la caisse de la coopérative. Ca a été très difficile de leur faire changer d’avis… " Il s’agit d’une classe de CM2, elle a des CM2 depuis longtemps, et fait des voyages scolaires depuis toujours. " Cela se passait très bien, c’est seulement depuis cette année que rien ne va. C’est à cause de mes problèmes personnels que je ne tiens plus le coup… "Opiniâtre, je pose la question de savoir si, par hasard, cette année quelque chose dans l’organisation du travail a changé. C’est alors qu’elle explique que sa collègue l’a " laissée tomber ". Elle pleure et raconte comment cette femme avec qui elle travaillait depuis quinze ans en étroite collaboration s’en fiche maintenant complètement qu’elle soit en difficulté avec sa classe. Elle se sent presque honteuse d’accuser cette collègue, car celle-ci était devenue une amie. Il faudra que j’insiste, par des questions réitérées, pour que nous comprenions ensemble que son amie ne l’a pas " abandonnée " pour des raisons insondables, mais parce que leur organisation de travail a changé. En effet, jusque-là et depuis quinze ans, Madame Leduc et sa collègue travaillaient en binôme. C’est-à-dire qu’elles assuraient chacune l’enseignement de la moitié des matières à leurs deux classes. Elles se voyaient quotidiennement au déjeuner et après la classe pour se parler de ce qu’elles avaient fait, comment elles s’y étaient prises… Certaines matières étaient décloisonnées sur toute l’école. Les instituteurs se voyaient beaucoup en dehors des cours proprement dits. Une coopérative fonctionnait sur l’ensemble de l’école.Mais cette année, la collègue a été nommée d’office directrice, parce que la précédente est partie en retraite. D’autres maîtres sont partis en même temps que l’ancienne directrice, on ne décloisonne plus que la musique et la danse… L’ambiance a complètement changé. La collègue est devenue maladroite et agressive, débordée dans sa fonction de direction. Madame Leduc se trouve seule avec sa classe, pour la première fois depuis quinze ans. Lorsque le travail était mis en débat entre pairs, la question de la validation de ses inventions, de ses finesses pédagogiques, ne se posait même pas. Aujourd’hui, le partage des questions des règles de métiers, dans les pauses formelles ou informelles, a complètement disparu. Je mets alors en relation le déficit de reconnaissance entre pairs avec ses tentatives d’obtenir la reconnaissance de son travail par ses élèves et leurs parents. Elle se dit d’accord avec mon interprétation, jamais en effet elle n’a eu autant de mal à contrarier ses élèves. " Je me noie dans un verre d’eau quand il faut les forcer à quelque chose ". Sa légitimité à exercer l’autorité n’étant plus étayée sur de règles de métier partagées, elle ne parvient pas à trouver les ressources internes qui l’autoriseraient à contrarier des enfants, alors qu’auparavant, elle les trouvait facilement dans le décours de ses débats avec ses collègues. Leur démarche pédagogique collective la fondait à mettre en place des artifices pédagogiques validés. Elle se trouve actuellement à justifier chacun de ses gestes auprès des parents d’élèves, et recherche (en vain) une marque de reconnaissance dans les yeux des élèves. Elle reste sans voix, s’arrête en maladie, souffre et ne peut plus travailler " avec des enfants " si difficiles ". Il est peu probable que les enfants soient plus difficiles que les années précédentes, mais ce qui a changé, c’est sûr, est qu’elle est maintenant seule en face d’eux, même si elle multiplie les demandes d’" équipes pédagogiques " à propos de chaque enfant qui pose problème dans le groupe classe. Mais pendant ces réunions, il n’est pas aussi facile qu’auparavant de faire confiance au jugement des collègues. Elle ne peut pas se permettre de mettre en question sa pratique, d’exprimer son embarras, tout est centré sur " l’enfant difficile ", une psychologisation du " cas " et la mise en place de protocoles comportementaux. Le conseil réitéré du psychologue scolaire local est " Faites comme s’il n’était pas là ! ". L’enfant, bien entendu… Autant dire que ce mode de traitement de l’agitation dans la classe n’est pas très efficace, ce qui renforce l’impression de Madame Leduc de " ne pas être à la hauteur ". Au bout d’une dizaine de séances, d’aller-retour de la sphère privée à la sphère du travail, elle me dit : " Vous rendez-vous compte que la plupart de mes collègues sont souvent seuls, comme ça, tout le temps ? " Entre les séances, elle parle avec les instituteurs qu’elle connaît dans d’autres écoles, car dans son école à elle, les rapports se sont tellement tendus cette année, qu’elle pense qu’elle ne pourrait pas aborder tout cela avec eux. Toutefois, avec les collègues extérieurs, elle peut à nouveau poser les questions de la place des parents dans l’école, la place du maire, la question des " méthodes actives "… Elle est donc en passe de réinventer un collectif de débat sur les règles de métier. Elle ne prendra pas de nouvel arrêt de travail avant la fin de l’année scolaire.C’est donc le changement d’organisation du travail qui a déclenché la décompensation de Madame Leduc. Notons le renversement, qui me semble extrêmement fréquent, dans le ressenti du malaise. Elle souffre dans son corps, dans sa psyché, mais le trajet qui mène à la cause de son malaise est distordu. Quand Madame Leduc disait qu’elle était trop vieille, niant par là tous les apports de l’expérience, je lui avais demandé si elle était meilleure ou moins bonne cuisinière qu’il y a dix ans. Elle avait ri et dit " Meilleure, évidemment… ". Par quelle distorsion idéologique des évidences peut-elle être sûre de se perfectionner avec le temps dans la sphère ménagère et être disqualifiée par son âge dans une sphère professionnelle ?Suivant en cela l’idéologie dominante, Madame Leduc pense que si elle a du mal à faire son travail, c’est parce qu’elle va mal. Elle attribue à un manque d’énergie, de jeunesse, de compétence, l’effondrement lié à son isolement. Les qualités acquises par l’expérience sont péjorées, au profit d’une admiration pour la jeunesse, la nouveauté. Elle a peur d’entrer dans cette catégorie tant critiquée des " résistants au changement "… Elle préfère alors le discours endoxal des enfants difficiles, du niveau qui baisse et de la glorification de la jeunesse (des professeurs, bien entendu).Le ressenti d’abandon, d’esseulement n’est pas pour elle le rejeton d’une souffrance névrotique, mais le fruit de l’installation quasi " expérimentale " d’un isolement professionnel. Une fois consciente de ce processus, elle n’a pas de mal à mettre en place un nouveau collectif de pairs, plus éloignés, mais qu’elle a la chance, grâce à son expérience (et son grand âge !) de pouvoir contacter facilement. Ses difficultés psychiques s’estompent alors, progressivement, sans travail psychanalytique. Nous en sommes restées à une analyse psychodynamique de sa situation de travail. Cela étant, que reste-t-il des troubles ? Pour ce qui concerne Madame Leduc, il semble que ce " reste " soit élaborable par la personne " en bon état de penser " qu’elle est redevenue. Nous verrons après les vacances si elle a besoin d’une analyse ou non. Même si nous entamons une thérapie analytique à la rentrée, il me semble que ce travail préalable était une mesure d’hygiène nécessaire pour séparer ce que Jean Oury nomme les deux niveaux d’aliénations : l’aliénation sociale et l’aliénation structurelle, autrement dit les effets pathoplastiques et la souffrance névrotique.

Simone finira chômeur.

Simone arrive avec ses parents pour consulter une psychologue. Elle a sept ans, elle est envoyée par un dermatologue. Elle a " des boutons " qui résistent aux différents traitements, de plus elle tombe malade à chaque départ en vacances, ce qui inquiète et agace ses parents. Ils avaient essayé de lui cacher les dates et les destinations des vacances, mais cela ne marche pas. Le père est dit-il, assez content de venir, parce qu’il est inquiet pour quelque chose d’autre, en plus. Il prend la parole facilement et explique :" Ce qui m’inquiète, c’est qu’elle est émotive : Il ne faut pas être émotif, c’est trop dangereux, elle finira chômeur. Moi, j’ai tout réprimé, je ne fais confiance à personne. Il faut qu’elle mette un frein à son émotion. Et puis, elle n’est pas à ce qu’elle fait, elle gigote, moi, ça m’énerve, je lui mets des claques, il faut qu’elle apprenne à se concentrer. Il faudrait qu’elle joue, elle ne joue pas, elle dessine. Elle devrait jouer, c’est bon pour les enfants. "Simone est embêtée, elle regarde son père se plaindre, désolée. La maman est présente, attentive, demande ce qu’il faut faire. Elle a arrêté ses études supérieures pour s’occuper de ses enfants. De toute façon, son mari, ingénieur de production change de travail souvent, la famille suit et déménage. Aucune plainte, aucun ressentiment. Sa profession est mère de famille, elle entend l’effectuer pour le mieux. Ses enfants ne vont pas à la cantine, elle les " éveille " (bébés nageurs, éveil musical, lectures, jeux mobilisant l’intelligence…), participe activement à l’association de parents d’élèves, en bref elle fait " tout " pour eux. Son mari travaille environ dix heures par jour, cinq ou six jours par semaine, cela dépend.Simone est une petite fille frêle, plutôt sérieuse, très calme, elle ne bougera pas de son siège pendant toute l’heure de chaque entretien. Elle dessine facilement, en effet : une maison avec quatre fenêtres (ils sont quatre dans la famille), des oiseaux qui volent dans un ciel sans nuages, le soleil sourit dans le coin gauche de la feuille, de chaque côté de la maison, un escargot et un ver de terre, assortis chacun d’une fleur colorée… Rien que d’assez ordinaire, pas de quoi affoler une psychologue. D’autant qu’elle a de très bons résultats scolaires, qu’elle dort toutes les nuits sans cauchemars, s’endort facilement, mange bien (même si, dit le papa, elle ne mâche pas très correctement ses aliments, ce qui n’est pas bon…). Simone présente juste une certaine anxiété, mais, me semble t il, moins que son père.Je leur dis alors que je ne prendrai pas Simone en soin parce qu’elle n’est pas malade. Que d’ailleurs personne dans leur famille ne m’a l’air malade, mais que j’ai l’impression qu’ils se croient obligés de " manager " leurs enfants. Que ce n’est pas la peine, que les enfants ont tout ce qu’il faut en eux pour grandir, que les cartables, c’est comme les sacs à main des dames, c’est personnel, il ne faut pas regarder dedans. Et que la cantine, cela socialise les enfants, les récréations les plus longues étant autour des repas, c’est un moment idéal pour des jeux, des alliances, des débats entre petites filles que l’on ne peut pas remplacer par des jeux éducatifs. Que les centres aérés c’est très bien aussi, et que les parents, sans doute aiment partir en vacances tous seuls… Ils écoutent stupéfaits. La mère, vive, me dit " En gros, vous me renvoyez à mes études… ". Elle sourit, ébahie. Ils reviendront une fois encore, après les vacances de Pâques. Je voulais les revoir pour savoir si Simone serait de nouveau malade au moment des vacances de son père. Elle n’a pas été malade, c’est son père qui a eu une otite. Comme je souris, il dit " Non, (non quoi ?), c’est que je me suis trop baigné ". La mère m’explique qu’ils ont beaucoup discuté après la séance de la dernière fois. " Pourtant, je pense, dit-elle que quand on a des enfants, il faut s’en occuper… ". Mais elle ajoute aussitôt que ses enfants maintenant mangent à la cantine, parce qu’elle s’est renseignée pour reprendre des cours au CNED, elle n’a plus le temps de faire le repas de midi. Je conseille au père de parler de son travail avec des collègues ou avec d’autres ingénieurs. Je lui dis qu’il peut choisir de ne faire confiance à personne au travail, mais qu’il doit faire confiance à sa fille. Il sourit. Il dit qu’il a compris, il est calme, Simone est assise sur ses genoux, en suçant son pouce, bien aise. Nous en sommes restés là.Nous pouvons faire deux remarques sur le décours de ces entretiens. D’une part, s’y manifeste de façon exemplaire la " professionnalisation " de la fonction maternelle qui exige des résultats à la mesure de ses efforts. Un cadre supérieur " tient " aussi, sinon principalement, grâce au travail de son épouse, qui assume seule la charge des enfants. J’ai eu l’occasion de recevoir souvent des femmes semblables à la mère de Simone, cultivées, d’un haut niveau d’études, qui s’appliquent à faire des enfants " performants ", leurs performances sociales personnelles étant reléguées dans un futur aléatoire. Toutes leurs ambitions professionnelles sont réprimées, ce qui n’est pas sans coût pour les heureux bénéficiaires. Une femme de cadre supérieur, que j’avais en psychothérapie depuis un moment, fit un jour en séance ce lapsus qui la sidéra elle-même : " J’ai peur de me faire licencier " à la place de " J’ai peur qu’il ne demande le divorce ". D’autre part la contamination anxieuse entre le père et la fille est liée à la peur de ce dernier de " ne pas être à la hauteur " dans le champ social. Ce cadre de haut niveau supporte difficilement d’être sollicité, dans ses propres zones de vulnérabilité, par sa fillette ne sachant pas réprimer ses émotions. Il s’inquiète, s’entête, s’énerve… en raison de manifestations normales de la subjectivité enfantine, voire de la subjectivité tout court. D’autant qu’il est responsable de l’arrêt de la carrière de sa femme, ce qui rajoute encore de la pression : vis-à-vis d’elle aussi, il doit réussir, il n’a pas " droit à l’erreur ". Sans doute, trouve-t-il aussi dans la réussite " sociale " de ses enfants le sens qu’il a visiblement dû se résoudre à cesser de chercher dans l’exercice de sa profession.

Conclusion

Une vérificatrice de la caisse d’allocations familiales affirme contre toute évidence qu’au travail " Ca va bien ", protégeant de la sorte sa place sociale de tout caractère douloureux ou conflictuel, au prix d’un déplacement dans la sphère familiale. Une institutrice veut parler de sa problématique personnelle " qui a des répercussions sur son travail ", inversant sans s’en apercevoir les termes de sa douleur. Des parents, enfin, élèvent leurs enfants en s’alignant sur les principes du management par l’excellence. Ces situations posent la question des effets de l’infiltration de la sphère affective et des relations parents/enfants par les idéologies managériales. Quel est l’avenir de ces enfants surstimulés dans un climat d’exigence et de perfection ? L’enfance deviendrait-elle un " parcours sans faute " ? Dans les trois cas, aucun soin psychothérapique au long terme n’a été nécessaire, l’interprétation qui liait la souffrance à la situation de travail a suffit. Il ne s’agit pas d’exceptions. Le problème fréquemment rencontré des " cures interminables " peut parfois tenir à cette erreur, de penser soigner la souffrance névrotique d’une personne, alors qu’il s’agit des défenses érigées contre la souffrance dans le travail. Mon expérience professionnelle en psychothérapie institutionnelle, d’une part ; la lecture attentive des travaux de Christophe Dejours et de ses collaborateurs, d’autre part, m’ont amené à poser la question des rapports entre troubles psychiques et milieu de travail. Jean Oury, dans son article de 1967 : "Quelques problèmes théoriques de psychothérapie institutionnelle" nous indiquent que "les surdéterminations qui viennent du collectif prennent quelquefois au corps et s’introduisent jusque dans l’intimité des fantasmes fondamentaux". "Sans cette prise en considération de la stratégie (du collectif), poursuit-il, "l’analyse pure" tend à ressembler, quant à l’efficacité, aux prières qui veulent s’opposer à la guerre".J’ai voulu montrer au long de ces observations combien certaines idéologies managériales ordinaires pouvaient mettre à mal la sphère intime. Ces trois situations ont l’avantage heuristique de mettre en lumière, d’une part la nocivité particulière de certaines organisations du travail, d’autre part la manière dont les personnes ont récupéré leur intégrité psychique et leur capacitié d’agir, une fois que les liens avec l’organisation du travail ont peu être partiellement élucidés.

Malheureusement, toutes les situations n’ont pas la même clarté, la résonnance symbolique entre la vie professionnelle et la sphère intime est le plus souvent très délicate à saisir, et une fois reconnue, très complexe à prendre en considération dans la cure.

 

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