Valérie REICHER-BROUARD

 

Re-penser la coopération. Les modèles sociologiques en question ?

Résumé : L'élucidation de l'énigme de la coopération humaine reste tributaire, dans le pôle de la sociologie française qui la désigne comme objet, de modèles interprétatifs accordant un primat à la rationalité instrumentale de l'action au travail. L'apport de la psychodynamique du travail pour faire entendre l'irréductibilité de la rationalité pathique, intersubjectivite et morale-pratique de l'action ne saurait pourtant être ignoré plus longtemps par les concepteurs et les utilisateurs des modèles sociologiques sans que ces derniers n'encourent le risque d'y perdre de leur pertinence et d'entacher l'éthique de leur engagement intellectuel. Cat article propose de refonder l'analyse compréhensive de la coopération dans une articulation inédite entre le paradigme de l'organisation et celui du travail.

 

 

A l'heure où débats et controverses semblent bien engagés entre sociologues et psychodynamiciens du travail, les enjeux théoriques, cliniques et éthiques de la réhabilitation du sujet du travail et leur impact sur le renouvellement des questionnements voire des objets scientifiques deviennent plus visibles. Si les interprétations concernant les ressorts de la construction sociale de la souffrance au travail divergent, un intérêt commun émerge autour d'interrogations qui visent à mieux comprendre ce qui relève aujourd'hui de la soumission, de l'aliénation, de la domination ou de la coopération. C'est dans ce mouvement d'idées que s’inscrivent les éléments de réflexion proposés ici. Ils plaident pour l'intérêt d'une articulation nouvelle entre les paradigmes de l’organisation et ceux du travail, et plus précisément entre les modèles sociologiques de la coopération et l'analyse psychodynamique du travail. C’est à ce titre que le sens, l’usage et l’actualité des concepts de coopération et d’autonomie se trouvent interrogés.

 

L'idéal de coopération

L'élucidation de ce qui, au cours de l'expérience vécue du travail, favorise ou entrave l'accomplissement des sujets et l'heureux destin de leur santé conduit la psychodynamique du travail à aborder la question de la coopération comme centrale. Désignée comme ce moment crucial où les sujets opèrent, de façon volontaire, la synthèse entre les finalités et le sens de leurs activités en vue de la réalisation de l'oeuvre commune, la coopération ou plutôt son idéal n'adviendrait que sous certaines conditions intersubjectives et éthiques. La mise en visibilité des "trouvailles des intelligences pratiques" en passe nécessairement par le dévoilement des actions et, par là, des sujets eux-mêmes. Seules la reconnaissance des intelligences mobilisées et l'élaboration de règles et de valeurs partagées seraient à même de préserver les bases, fragiles, de la confiance et du désir de coopérer.

 

Les choix épistémologiques des modèles sociologiques d'analyse de la coopération

La conceptualisation d'un tel idéal pourrait constituer un point d'appui précieux par l'importance qu'elle accorde aux croyances, aux valeurs et à l'irréductibilité de la mobilisation des sujets engagés dans l’action de coopération. Son apport reste néanmoins peu mis en visibilité, discuté et intégré par les concepteurs et les utilisateurs des modèles français d'analyse de la coopération, qu'il s'agisse de la sociologie des organisations, de celle des entreprises ou de celle de la régulation et de la négociation.Inscrite dans la tradition de la sociologie du travail, et ancrée dans l’héritage des travaux anglo-saxons consacrés à la théorie des organisations, en particulier ceux du choix rationnel, la sociologie des organisations propose une modélisation de la coopération humaine qui s’est imposée, à partir des années 60, comme un référent majeur et est devenu un classique dans le champ de la sociologie française. Dans ce paradigme, l’élucidation de l’énigme de la coopération est rapportée à l'identification des interdépendances, intérêts et échanges entre les individus et les groupes d’individus engagés dans l’accomplissement d’une production commune. L’objectivation du lien entre action, production et organisation se trouve résolue dans l’hypothèse que la structure des interdépendances et des échanges assure le minimum d’intégration, de régulation et d’organisation des conduites humaines à la base de tout construit de coopération (Crozier, Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993). Une telle modélisation se fonde sur une théorie politique de l’action. L’allocation foncièrement asymétrique des ressources entre individus et groupes d’individus, qui préexiste à tout contexte d’action collective, induit un déséquilibre structurel des échanges résultant des interdépendances objectives entre les individus et les groupes d’individus. C’est au coeur de ces déséquilibres que le pouvoir émerge comme capacité de négociation de possibilités d’action entre les partenaires des échanges. Les déséquilibres n’invalident jamais, du point de vue des concepteurs du modèle, la réciprocité des interdépendances, et partant, la possibilité qu’à chaque partenaire de négocier et de jouer, bien que de façon inégale, avec les règles formelles ou informelles instituées au cours des échanges, pour s’assurer du maintien ou de l’élargissement de ses zones d’autonomie au travail.

Une telle conceptualisation de la coopération ne va pas sans un certain nombre d’hypothèses qui ont valeur de postulats sur l’auteur de l’action et sur sa rationalité. Le choix épistémologique majeur repose sur la prémisse d’un acteur stratégique, opportuniste, poursuivant des intérêts au sens large, capable de calcul et disposant d’une marge de liberté inaliénable, bien que parfois très limitée. Cette posture aboutit à imputer, de façon préférentielle, à l’action individuelle une rationalité en fin et à privilégier un certain traitement de la subjectivité humaine. Pour dépasser l’opposition classique entre affectivité et rationalité, Crozier et Friedberg empruntent en effet aux travaux de March et Simon (March & Simon, 1958) le concept de "rationalité limitée". C’est dans le cadre de ses limites culturelles, contextuelles, affectives et cognitives que la rationalité des conduites humaines est appréhendée. La subjectivité humaine est prise en compte en tant qu’elle constitue une limite à la rationalité absolue de l’acteur.

La portée heuristique d'une telle modélisation pour accéder à ce qui, dans les processus d'organisation et de coopération, procèdent effectivement de construits collectifs finalisés, rationnels, contingents et opportunistes est réelle et importante. Les travaux devenus classiques de la sociologie des organisations, et dans son prolongement, ceux de la régulation et des entreprises en attestent. Il semble, néanmoins, qu'elle comporte des limites an plan théorique et clinique qu'il convient d'élucider et de tenter de dépasser au regard de l’exigence de compréhension et d’analyse des évolutions actuelles du travail, des organisations et de leur mode de gouvernement.

 

L'impasse sur la rationalité pathique

Une de ces limites, majeure à mon sens, réside dans l'euphémisation voire la scotomisation de la rationalité subjective entendue comme mobile en soi de l'action humaine au travail. Le primat accordé à la rationalité stratégique, aussi méthodologique que soit l’utilitarisme dans lequel il s’ancre, procède d’une réduction de la subjectivité humaine qui interroge, tant elle aboutit à opposer à la dimension pathique du travail une impressionnante surdité. La posture peut conduire en effet à interpréter la souffrance humaine au travail et son expression, telle que la plainte lancinante liée à un déficit chronique de reconnaissance, comme une feinte, c'est-à-dire comme une stratégie visant un gain, anticipé ou attendu, de ce que la plainte serait susceptible de "rapporter" à celui qui l'émet (Crozier, Friedberg, 1977). Lorsque la question de la construction de l'identité ou celle de la reconnaissance au travail sont abordées, ainsi que le font les travaux de sociologie d'entreprise, celles-ci ne sont pas entendues et comprises jusque dans leur résonance pathique.Un tel traitement de la subjectivité humaine me semble comporter un double risque. Celui tout d'abord de faire l'impasse sur ce qu'il en coûte authentiquement aux sujets de coopérer et d’oeuvrer dans le cadre des contraintes qui pèsent sur leur action. Celui ensuite d’entâcher l’éthique du ou de la sociologue . L'impasse sur la rationalité pathique ne peut qu’en cacher une autre : celle qui concerne les réquisits intersubjectifs et éthiques de la coopération. Le ou la sociologue ne peut s’extraire de la responsabilité de les mettre en visibilité sans encourir le risque d’y perdre son éthique, et par là, une part de lui-même ou d’elle-même.

 

Une autre voie possible. La mise en visibilité du conflit de rationalités dans l'action

Pour s'extraire de ces risques, une autre voie est possible qui consiste à produire une intelligibilité sur le conflit des rationalités dans l'action, tel qu’il est introduit et problématisé par la psychodynamique du travail. Il s'agit de chercher à mieux comprendre comment et pourquoi les compromis élaborés par les sujets entre rationalité instrumentale, rationalité morale-pratique et rationalité pathique peuvent se trouver fragilisés du fait de l'évolution des organisations du travail et des choix managériaux qui les sous-tendent.

Grâce à cet effort dans la démarche d'analyse, il semble que la rationalité pathique et le sens de la souffrance au travail puissent être réhabilités comme ayant aussi à voir avec le travail d'interprétation sociologique des modes de coopération. La mise en visibilité des compromis élaborés devient possible. Surtout le destin des subjectivités au travail n'est plus écarté du champ de l'investigation. J'aimerai témoigner ici de la possibilité d’emprunter une telle voie en prenant appui sur les résultats d'une recherche que j'ai consacrée à l'analyse de la transformation de l'organisation du travail du personnel responsable de la conduite des centrales nucléaires .

 

L'envers de la rationalisation du travail à la conduite nucléaire. Éclairer et s'éteindre ?

L'industrie nucléaire constitue un terrain d'investigation précieux pour tout clinicien ou toute clinicienne soucieux de produire une connaissance sur le travail humain et l'action collective dans des univers dont il est peu dire qu'ils comportent, d'emblée, des risques importants pour la préservation de l'intégrité physique et de la santé mentale. Les travaux français d'ergonomie et de psychologie cognitive, les études épidémiologiques des médecins du travail (Huez & Forest, 1991 ; Doniol-Shaw, Huez, Sandret, 1995) et la clinique de la psychodynamique du travail en rendent compte sous des angles différents. L'incidence des modes d'organisation du travail sur la santé est, en revanche, beaucoup moins explorée par les travaux sociologiques consacrés à l'analyse des modes de coopération au sein des industries à hauts-risques (Llory, 1996). La compréhension de l'impact des processus d'organisation et des choix managériaux qui les sous-tendent sur le destin de la mobilisation des sujets au travail et de leur santé n'en est pas moins cruciale pour autant. Comment justifier, en effet, de dissocier l'étude des organisations de la prise en compte de leur effets sur la mobilisation des sujets, lorsque ces deux phénomènes apparaissent intimement liés et que leur devenir n'est pas sans conséquence sur la maîtrise de risques potentiellement catastrophiques ? C'est de la nécessité et de l'intérêt de produire une visibilité sur ces liens qu'il s'agit de rendre compte ici à partir du cas de la conduite nucléaire.

La rationalisation de l'organisation du travail comme outil politique

La décision de l'état-major d'initier, au début des années 90, la transformation de l'organisation du travail de la conduite nucléaire fut le produit d'enjeux pluriels. Mais le mobile politique et managérial prima sur les enjeux de sûreté et économiques. Le métier de conduite est en effet l'un des plus "stratégiques" des métiers de l’exploitation du parc nucléaire. Les équipes de conduite assurent, seules, une bonne partie du temps, le week-end et la nuit, l'exploitation et la surveillance du process de production d'éléctricité. Elles détiennent ainsi la capacité de "bloquer le système" et de plonger "la France dans le noir", événement particulièrement redouté par l'état-major. C’est précisément à la suite des grèves longues et suivies des équipes de conduite à l'automne 1988, que les membres de la direction du parc s'engagèrent dans une "réflexion organisationnelle" visant à modifier les rapports de force entre les directions et les équipes afin de les rendre plus favorables aux directions.

Le projet politique fut traduit dans une nouvelle organisation dont la responsabilité de la mise en oeuvre fut décentralisée et déléguée aux directeurs des vingt sites nucléaires du parc. Celle-ci fut fondée sur le pari de l'état-major quant aux "bienfaits" d'un management intermédiaire rénové et "remusclé", positionné en "artisan" de la rationalisation. Une nouvelle fonction de chef d'équipe fut conçue et "mandatée" pour exercer un contrôle plus serré des modes de fonctionnements collectifs des équipes dans le but d'en réduire les zones d'autonomie jugées trop coûteuses et opaques par les membres de l'état-major.

La politique du contrôle, instrument de la rationalisation et de son management

La rationalisation progressive de la conduite nucléaire a induit une transformation effective des équilibres sur lesquels reposaient la coopération, la construction et le maintien de l’autonomie au travail et les compromis cognitifs à la base des savoirs de sûreté. En raison de l'antagonisme des intérêts en jeu, cette transformation s'est produite dans le cadre d'interactions très conflictuelles entre les directions, l'encadrement de proximité et le personnel des équipes de conduite situé au plus près des installations. La doctrine managériale utilisée par l'état-major pour "cadrer" cette transformation fut un événement majeur dans le processus de rationalisation. La systématisation de la politique de contrôle en fut le levier central. Deux temps peuvent être distingués. La première phase, de 1990 à 1995, consista dans la légitimation et l'introduction par les directions du parc, puis des sites et des services d'une rationalité gestionnaire au sein des équipes de conduite. La responsabilisation individuelle et l'évaluation des agents à l'égard des objectifs de production, de sûreté et de qualité d'exploitation, en furent les maîtres mots. Des outils de gestion furent conçus et utilisés comme des "appuis" et des "relais" pour mettre en oeuvre les nouveaux modes de contrôle portant sur l'organisation du travail des agents des équipes, leurs pratiques, leurs gestes et leurs savoirs de sûreté.A partir de 1995, une seconde phase s'amorça. Une constellation d'événements internes et externes contribuèrent à mettre en question la capacité de l'état-major du parc à garantir la qualité de l'exploitation, le respect de l'environnement et de la santé publique. En réponse à la fragilisation de son image et de sa légitimité, l'état-major du parc s'engagea dans la quête et la démonstration de l'"excellence" de ses résultats de sûreté et de qualité d'exploitation. La politique managériale fut infléchie vers l'intensification du contrôle et la systématisation de nouvelles exigences de formalisation des pratiques professionnelles au plus près du terrain, et notamment au sein des équipes de conduite.

La responsabilité de la systématisation et de l'intensification du contrôle fut déléguée à l'encadrement intermédiaire. Les chefs d'équipes "héritèrent" ainsi d'une mission cristallisant toutes les tensions liées aux contradictions de la nouvelle organisation et de la politique managériale. Celle-ci devait permettre de "faire tenir ensemble" l'intensification de la rationalisation et du contrôle du travail d'une part et le maintien de zones d'"autonomie locale" indispensables à la coopération du personnel des équipes d'autre part.

Un tel "mandat" exigea des chefs d'équipes une capacité cognitive et relationnelle considérable. L'intensité de leur mobilisation explique, en partie, l'amélioration, effective bien que limitée, des résultats de sûreté et de qualité d'exploitation. Cette performance s'est notamment traduite, de 1996 à 1998, par une légère diminution du nombre d'incidents courants et une augmentation de leur taux de déclaration. Cette évolution ne s'est toutefois pas confirmée au cours de l'année 1999.

 

Tristes destins pour les sujets, leur mobilisation et leur santé

Mais l'atteinte de ces performances relatives se fit aux prix de souffrances considérables et favorisa l'émergence voire la stabilisation de nouvelles formes de violences, induisant un processus de fragilisation des modes de coopération.

Répression, stigmatisation et maniement de la menace de sanction

Dans le cadre de l'élévation continue du niveau d'exigences de formalisation du travail, l'usage des outils de traçabilité par les directions de services et l'encadrement de proximité devint, au fil du temps, plus répressif. Le traitement des écarts aux règles et des erreurs, plus accusatoire que fonctionnel, dériva vers un processus de culpabilisation et de stigmatisation des opérateurs. Ces derniers furent plus systématiquement désignés comme des agents d'infiabilité et leur capacité d'initiatives fut appréhendée, dans certains cas, comme une menace pour la sûreté du système (Faverge, 1970). Cette dérive répressive s'incarna, sur un site observé, par des pratiques proches du harcèlement réglementaire, exercées au sein des équipes par certains membres de l'encadrement de proximité mais aussi des directions de service. Le maniement de la menace de sanction fut également utilisé, scellant la propagation d'un climat de peur de l'erreur particulièrement délétère au sein de certaines équipes.

La guerre des nerfs entre pairs

La décision des directions de sites et de services de corréler de façon systématique, à partir de 1995, l'avancement des agents à leur participation dans la mise en oeuvre des règles et des dispositifs de contrôle, fut par ailleurs décisive. Elle induisit la formation de clivages et d'affrontements au sein des équipes de conduite entre les "partisans" et les "opposants" à la politique managériale. Ceux-ci débouchèrent sur une véritable guerre des nerfs et d'usure qui fit des "victimes" de part et d'autres. Elle initia un processus d'effritement de la solidarité entre pairs, faisant peser des risques de ruptures cognitives et de précarisation de la coopération ordinaire.

L'accroissement continu des contraintes de 1993 à 1998 et la recherche de l'excellence des résultats exigea une forte mobilisation de l'ensemble du personnel des services de conduite. Mais la politique managériale et ses dérives répressives entravèrent largement les possibilités de reconnaissance, matérielle et symbolique, de cette mobilisation. Le déficit de reconnaissance généralisé déboucha sur un mal-de-vivre à la conduite et sur des phénomènes de replis moins délibérés que subis. L'ensemble de ces phénomènes créèrent les conditions d'une perte de sens au travail qui s'exprima dans la survenue d'actes de violence tels que des sabotages et des vols d'objets sans valeur .

Des cadres de proximité maltraitants et maltraités. Une autre figure de la souffrance morale-pratique

Mais le drame vécu par l'encadrement de proximité constitue, à mon sens, le phénomène le plus marquant et le plus emblématique des vécus de souffrance supportés par les individus dans le cadre de cette rationalisation, et ce, pour plusieurs raisons. La charge de travail des chefs d'équipes s'avéra, tout d’abord, au fil du temps, démesurée et irréalisable, bien qu'elle constitua et constitue toujours une base en référence de laquelle ils sont évalués. Surtout, leur "mandat" gestionnaire et managérial les confronta, dès leur prise de poste, et de façon systématique, à des épreuves au cours desquelles certains y sacrifièrent leur santé.

Vecteurs de l'intensification du contrôle et des choix managériaux des directions, les chefs d'équipes furent, à ce titre, les "relais" des dérives répressives et "individualisantes" de la politique managériale des directions. C'est ainsi qu'ils manièrent de plus en plus systématiquement la menace de sanction et le chantage à la carrière à l'encontre de ceux qu'ils étaient chargés d'encadrer et de contrôler.

Exercer ces violences au quotidien devint, sous la pression des cadres de direction de sites et de services, constitutif de leur travail. Une telle évolution ne fut pas sans effet sur leur santé mentale. Elle favorisa le déclenchement de crises et de conflits internes témoignant et illustrant de la formation d'une souffrance morale-pratique telle qu'elle est décrite et analysée dans certains travaux de psychologie clinique du travail (Torrente, 2000). Causée par le conflit entre la morale agie et quotidienne du sujet au travail et son engagement dans des actions immorales ordinaires, cette souffrance y est désignée comme foncièrement paradoxale. Les défenses élaborées par le sujet pour surmonter ce conflit aboutissent au maintien de sa mobilisation dans l'accomplissement des actions immorales, pérennisant celles-ci dans une forme de "soumission défensive".

Engagés dans des actions que leur morale désapprouve mais dont ils ne peuvent se soustraire, les chefs d'équipes souffrent bien d'avoir à "faire souffrir autrui tout en persévérant dans leurs conduites immorales qu'ils condamnent pourtant par de vers soi". Cette souffrance, invisible, fut et continue d'être vécue dans la solitude et la clandestinité. Les chefs d'équipes choisissent de la taire par peur de mesure de rétorsion sur leur carrière ou de décrédibilité auprès de leurs collègues ou de leurs responsables hiérarchiques. Ces conduites collectives d'euphémisation, de mise sous silence et de banalisation du mal peuvent être interprétées comme des idéologies défensives visant à surmonter le conflit moral-pratique. Elles rendent compte, en ce sens, d'une forme de soumission de l'encadrement intermédiaire.

Mais le drame vécu par les chefs d'équipes ne s'est pas limité à l'épreuve que constitue en soi leur souffrance morale-pratique. La violence infligée aux membres de leur équipe suscita en effet les représailles de ces derniers au cours d'affrontements longs et durs, dont certains ont duré plusieurs années. Maltraitants, les chefs d'équipes furent aussi maltraités de différentes façons, cibles d'exclusions de mises en quarantaine, d'humiliations, d'agressions verbales, et dans certains cas extrêmes, de brutalité physique. Durement éprouvés, ils s'usèrent vite. Parmi les deux "générations" de chefs d'équipes observés et écoutés tout au long de cette recherche, plus de la moitié d'entre eux furent atteints de façon plus ou moins grave. Le symptôme le plus courant fut celui de la dépression. Des cas d'ulcères, beaucoup plus minoritaires mais récurrents au sein de cette population, se déclarèrent aussi. Le caractère longitudinal de l'étude permet d'établir le lien entre la rationalisation, les choix managériaux qui la sous-tendent et le processus de fragilisation de la santé des chefs d'équipes. L'apparition de ces symptômes est survenue en effet durant ou juste après les phases les plus dures des affrontements, c’est-à-dire dans l’après-coup.

Éclairer et s'éteindre ...

La délégation par l'état-major aux cadres intermédiaires de la responsabilité de surmonter les contradictions voire les impossibilités du système a donc progressivement saturé la capacité corporelle et psychique de ces derniers, les laissant plus ou moins souffrants et usés selon la capacité de résistance de leurs défenses à l'oeuvre. Ce drame s’exacerbe lorsque de la destruction délibérée de certains modes de fonctionnements collectifs et de la "mise en solitude" des individus devenus les "réceptacles" des contradictions des décisions "prises au sommet" et les ultimes "recours" pour en corriger les effets destructeurs, résulte une amélioration, même très limitée, des résultats de sûreté qui légitiment la poursuite de la politique managériale et l'intensification de la rationalisation.

 

Le sens de l'action. Coopération vs soumission

L'analyse des processus organisationnels induits par la rationalisation de la conduite nucléaire n’est donc pas incompatible avec la mise en visibilité des vécus de souffrance endurés par ceux qui oeuvrent, au plus près des installations, pour que la lumière de cesse pas de nous parvenir. Elle peut, au contraire, contribuer à produire une intelligibilité sur les ressorts de la construction sociale de la souffrance au travail et les pièges collectifs qui lui sont sous-jacents. Elle permet de rendre compte de l'impact des processus organisationnels et du mode de gouvernement des organisations sur le destin des sujets au travail et de leur santé.Assumer ces résultats au plan clinique et théorique ne peut que conduire à interroger le sens, l’usage et l’actualité des concepts de coopération et d’autonomie. Le phénomène de "soumission défensive" de l'encadrement intermédiaire appelle en effet à s'engager sur la voie, peu explorée dans le cadre d'une perspective sociologique, de ce qui, dans les conduites humaines au travail, relève de la coopération ou de la soumission.

Faire l'hypothèse d'une action collective soumise et non seulement contrainte constitue un saut épistémologique de taille au regard des postulats de la sociologie des organisations. La modélisation de la coopération humaine qui y est proposée repose en effet sur le postulat de l'irréductibilité de l'autonomie humaine, et sur l’affirmation que rien de ce qui se construit au cours de toute action collective, organisée et finalisée par l'atteinte d'un but commun, ne peut être compris ni expliqué sans cette marge de liberté inaliénable (Bernoux, 1999). Le constat du coût de la coopération, individuel ou collectif, n'invalide jamais, la possibilité qu’a un individu de négocier et de jouer avec les contraintes qui pèsent sur son action. Cette posture semble donc exclure d’emblée l'hypothèse d’une action soumise.

La clinique de la conduite nucléaire plaide pourtant, comme beaucoup d'autres je crois, pour l’intérêt de se décaler par rapport à un paradigme aussi optimiste de la coopération. Le constat de la formation de souffrances considérables révélant des formes de soumission oblige à une relativisation radicale de l’autonomie postulée et à la recherche de nouvelles voies conceptuelles à même d'ajuster le travail d'interprétation aux faits observés.

 

Organisations et sujets du travail. De nouveaux enjeux pour l'interprétation ?

Une de ces voies peut consister, à mon sens, à articuler, de façon plus systématique, l'étude des processus organisationnels à l'écoute du destin des sujets et de leur santé au travail. Il s’agit d’amorcer ainsi de nouveaux liens entre le paradigme de l’organisation et celui du travail.

L'apport de la psychodynamique du travail

La connaissance produite par la psychodynamique du travail constitue, dans le cadre de ce projet, un apport théorique et clinique particulièrement précieux. En restituant au travail son épaisseur intrasubjective, corporelle et psychique, mais aussi intersubjective, et par là, éthique, elle rend possible la prise en compte de la rationalité pathique et morale-pratique au cours du travail d'analyse et d'interprétation de la coopération. Penser et comprendre où, comment et pourquoi se construit collectivement le basculement de la coopération à la soumission devient possible. La problématisation du "mal au travail" ou du "travail du mal" introduite par la psychodynamique du travail, en dialogue avec la sociologie de l'éthique, peut être saisie comme un nouvel axe d'élaboration par les sociologues du travail, des organisations et des entreprises. L'"éthique de responsabilité" des acteurs et des dirigeants (Courpasson, 1999) et, de façon plus réflexive et peut-être moins faussement naïve, celle du ou de la sociologue clinicien-ne-, se trouve ainsi mise au coeur de l’investigation.

L'apport de l'analyse organisationnelle à la compréhension de l'élaboration des compromis dans l'action

Inversement, un certain usage de l'investigation organisationnelle peut contribuer à produire une intelligibilité sur les compromis élaborés par les sujets au cours du travail quotidien de "synthèse" entre leurs intérêts et ceux d'autrui. La clinique de la conduite nucléaire, comme bien d'autres, rend compte de l'irréductibilité des processus de négociations et de leur caractère extrêmement structurant sur le destin des actions collectives finalisées et contraintes par l'atteinte d’exigences productives, quelles qu’elles soient. Restituer aux conduites humaines leur part d'opportunisme et repérer ce qui, dans les construits collectifs, relèvent des intérêts à l'oeuvre permet d'accéder au "travail quotidien du compromis" constitutif de l'action elle-même. L'analyse organisationnelle peut alors être saisie comme un outil pour cerner les construits politiques et organisationnels qui favorisent ou, au contraire, entravent l'élaboration de compromis heureux entre rationalité pathique, rationalité instrumentale et rationalité morale-pratique. C’est ainsi qu’un pont entre l’analyse psychodynamique du travail et les modèles sociologiques d'analyse de la coopération me semble envisageable. Celui-ci reste néanmoins largement conditionné à un usage de l'analyse organisationnelle fondé sur le renoncement, dans le travail d'interprétation, au primat de la rationalité instrumentale sur la rationalité pathique et morale-pratique à l'oeuvre dans l'action.

 

Penser l'organisation et le sujet du travail : un choix risqué

Penser la coopération dans le cadre d'une perspective sociologique et organisationnelle sans sacrifier au sujet du travail procède donc d'un choix clinique et théorique. Mais la posture est aussi politique et morale. Choisir de produire une visibilité sur les vécus de souffrances causés par les rationalisations du travail ne peut que conduire à interroger les modèles de gouvernance des entreprises et des organisations. Tenir la question de subjectivité, et par là, celle des réquisits intersubjectifs et éthiques de la coopération, dans le cadre d'une analyse organisationnelle, est une posture morale. Ces choix n'auront pas été nécessairement pris d'emblée. Ils se seront progressivement imposés au cours du processus de recherche, dans l'entremêlement énigmatique de l'écoute, de la découverte et du doute. Pour autant justifiés qu'ils soient, ils ne manqueront pas de confronter le ou la sociologue à une épreuve difficile voire dangereuse, comparable sur bien des points aux drames vécus qu'il ou elle aura observés, cherchés à comprendre et à interpréter. Par le choix d'une écoute solidaire et empathique des sujets et de leur souffrance au travail, la décision aura été prise, en effet, de renoncer au confort qu'assure le maintien des défenses individuelles et collectives élaborées par ceux qui cherchent à surmonter leur conflit moral-pratique et à se protéger de la souffrance d'avoir à faire souffrir autrui ou "à assister à" la souffrance d'autrui. En choisissant de rompre avec les conduites d'euphémisation et de banalisation du mal, le ou la sociologue ne manquera pas de s'exposer aux actes de représailles de ceux -commanditaires de la recherche, acteurs de l'intensification de la rationalisation, pairs en colère...- qui n’auront pu trouver d’autre issue que celle de se positionner en "gardiens" du déni, du clivage et de l'idéalisation (Molinier, 1998). Au cours de cette épreuve, intellectuelle, psychique, morale et sociale, le ou la sociologue aura sans doute à endurer et à tenter de surmonter le processus de fragilisation de sa propre santé...Mais de cette épreuve, l'exigence et le désir d’élaborer sa souffrance au travail en lien avec celle d'autrui auront peut-être surgi, dessinant les contours d'un autre destin. Celui de se mobiliser pour préserver son autonomie morale. Celui aussi d'élaborer et de perlaborer sa propre subjectivité au travail et d'en éprouver du plaisir. Celui enfin d’oeuvrer pour rendre plus incarné l'espoir d'une "thérapeutique du lien social et civil" (Pharo, 1993) ancrée dans le souci de la compréhension d'autrui.Valérie Reicher Brouard

Centre de Sociologie des Organisations

CSO / CNRS. UPR 710.

Bibliographie

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